Une lettre de Pragolus le Vénérable à son Apprenti

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Traduction du passage intitulé "A letter from Pragolus the Elder to his Apprentice", publié dans le supplément officiel Kratas, City of Thieves (RBL-202), avec l’aimable autorisation de Black Book Editions.

À mon très cher apprenti,

Félicitations. J’ai rédigé cette lettre pour toi afin que tu conserves l’opportunité d’assimiler mon prodigieux savoir pendant que tu seras loin de moi pour assister aux noces de ta sœur. Tu pourras dès lors toujours suivre mon exemple d’érudition. Je ne te demande aucun signe d’une quelconque gratitude. Contente-toi de comprendre les efforts que je fournis pour que tu puisses approfondir ta compréhension de notre art.

Voici la leçon et le sujet de cette missive : Ne sous-estime jamais l’apparente banalité des choses de la vie. Tandis que j’attendais, hier, qu’on me remette le texte demandé, une aventurière est entrée dans la Grande Bibliothèque et m’a révélé avoir découvert, parmi les ruines d’un ancien village situé dans les plaines à l’ouest de la rivière Tylon, une boîte contenant des documents datant de la période pré-Châtiment. Cette pauvre femme était encore couverte de la poussière et des bandages que ce type d’expédition engendre, et, en plus de son armure cabossée, elle portait également le poids d’une certaine frustration, mêlée de mécontentement. Pour lors, l’ensemble des bibliothécaires étaient occupés, et j’ai donc obtenu son accord pour prendre connaissance de sa trouvaille. Hélas, je n’ai pas réussi à adoucir son humeur lorsque je lui ai révélé la nature des documents : des registres tenus par les chefs du village contenant uniquement les recettes obtenues sur divers marchés par la vente de surplus, produits agricoles et autres menus détails similaires. Par conséquent, il était fort peu probable qu’elle en obtienne une somme conséquente auprès des trésoriers de la bibliothèque. (Apparemment, même si elle semblait compétente en matière de combat à l’épée et autres talents martiaux, jamais l’occasion d’étudier l’obscur patois Landisien, dérivé de la langue humaine et utilisé par les chefs pour rédiger les registres, ne s’était présentée à elle.)

Alors que l’exploratrice, découragée, patientait avant que les bibliothécaires ne s’occupent de son cas, je pensais en rester là à son encontre. Jamais je n’aurais pu deviner que le savoir contenu dans les rapports comptables de ce village depuis longtemps détruit, apporterait une lumière nouvelle sur mes sujets d’études. Ainsi, sans rien d’autre sous la main, je décidais de continuer la lecture des registres. (N’oublie jamais que nous appliquons les préceptes d’une Discipline, avec tout ce que cela implique !). Perdu dans les listes sans fin de recettes obtenues contre des œufs et des coûts engendrés par l’achat de socs de charrue, je découvris une note étrange. Lors d’une saison, le chef envoya son fils vers Kratas pour y vendre les produits du surplus dégagé par le village. Le jeune homme revint avec une somme bien moins élevée que celle de la précédente saison, et son père avait alors rédigé une note explicative certifiant que les marchands de Kratas s’étaient arrangés pour proposer les mêmes prix dérisoires aux fermiers venus faire affaire cette année-là. À la fin de cette note, il concluait en avertissant les générations futures d’éviter cette « cité des voleurs ».

Voilà un détail véritablement significatif. Kratas avait vraisemblablement était baptisée Cité des Voleurs avant l’avènement du Châtiment, et bien avant que Garlthik ne la transforme en Cité des Voleurs, au sens littéral du terme, celle dont nous connaissons la réputation aujourd’hui. J’étais sur le point de considérer cette note comme sans importance, mais les ramifications de cette découverte continuèrent pourtant de m’occuper l’esprit. Je fis don de quelques pièces à l’aventurière dépenaillée et portai mon attention sur d’autres sujets.

Le soir de cette même journée, j’eus l’occasion de diner avec mon amie Milisantia, l’elfe Troubadour. Je profitais du moment pour lui faire part de ma découverte tout en dégustant un repas enchanteur : pigeonneau cuit au bouillon et fruits séchés, le tout arrosé d’un vin corsé aux reflets mordorés. Elle réfléchit un instant, fouillant les tréfonds de sa prodigieuse mémoire, et se mit à entonner la ballade Dinganni. Sa voix mélodieuse extirpa l’essentielle beauté des contes chantés d’une voix âpre par les Dinganni. C’était un de ces chants moraux, composés pour enseigner les règles de vie, les comportements adéquats et autres sujets de ce genre, à leur descendance. Cette ballade décrivait l’histoire d’une jeune fille Dinganni naïve qui était partie chercher fortune à Grand-Foire, pour finalement se faire dépouiller de son argent, de ses biens, de ses armes et même enfin de ses vêtements, par les marchands futés et magouilleurs de cette cité. Elle revint alors vers les siens qui l’accueillirent à bras ouverts, honteuse et déshonorée, mais également plus instruite et plus sage envers les choses de la vie.

« C’est ainsi qu’ils chantent cette histoire encore aujourd’hui autour de leurs feux de camp, mais les membres d’un clan en particulier chantaient une version différente avant le Châtiment, m’informa Milisantia. Une vieille femme Dinganni, aujourd’hui décédée depuis longtemps, m’a enseignée cette version. » Elle se mit alors à chanter une variante : l’histoire d’une jeune fille maltraitée qui se rendit, non à Grand-Foire, mais à Kratas. Et alors qu’elle quittait la cité en disgrâce, elle la maudit par-dessus son épaule en la désignant comme un « nid de voleurs ». Milisantia fit une pause et laissa ces paroles imprégner mes pensées, puis dit : « Tu te rappelles sans aucun doute la longue conversation que nous avons eue à propos des Dinganni avant le Châtiment : en tant que peuple nomade, le mot qu’ils utilisent pour désigner un « nid » ou une « tanière » se réfère à tout lieu de villégiature permanent, et c’est ce même mot qu’ils utilisaient, toujours lors de la période pré-Châtiment, pour désigner un village ou une cité. »

Voilà ainsi deux sources différentes faisant référence à la cité de Kratas pré-Châtiment en tant que cité des voleurs. La plupart des érudits ont présumé que ce sobriquet fut donné après le Châtiment par les hordes de tire-laines qui sévissent dans ces ruines. (En fait, j’avais reproché à l’auteur du recueil commandité par la Grande Bibliothèque, les Légendes de Barsaive, d’avoir reproduit cette erreur lors de la transcription de la légende de Valvidius, le Roi des Voleurs. Il désigne Kratas de manière littérale et contemporaine comme la « cité des voleurs », mais nous savons que ce terme remonte à des temps bien plus anciens.) Même si nous savons que la cité de Kratas avant le Châtiment était une ville marchande prospère, et non dirigée par des voleurs, nous savons aussi maintenant que les populations rurales environnantes la désignaient comme une cité des voleurs, non à cause des bandits au sens strict du terme, mais à cause des tactiques de négociation agressives appliquées par ses marchands. Se peut-il que le Nom, aussi métaphorique soit-il, ait eu un impact sur le devenir de la cité ? Nous savons qu’après le Châtiment, des voleurs venus des quatre coins de Barsaive se sont rassemblés là-bas. Ce Nom a-t-il influencé de manière inconsciente ces individus, ou peut-être les architrames de Barsaive, pour que se produise cette attirance massive ? Le processus des Noms et des Baptêmes s’avère, une fois de plus, subtil et néanmoins puissant !

Bien entendu, ce sujet mérite de plus amples recherches et je devrais peut-être prévoir un voyage vers Kratas après ton retour. En attendant, admets et observe l’influence importante exercée par notre façon de penser et de Nommer les choses, et sur les conséquences que ces Noms et ces pensées provoquent sur la trame de notre monde.

Ton mentor, à jamais, Pragolus, Érudit Explorateur


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Une lettre de Pragolus
Traduction d’un passage du supplément sur la cité de Kratas
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